lundi 15 avril 2013

Sidoine ou la dernière fête

Jean MARCEL, Sidoine ou la dernière fête, Leméac, Montréal, 1993 (243 pages).

L’époque s'éblouit de commémorations en spectacles dans l’illusion de l’artifice, mais nul n’a plus en mémoire, chassées par l’actualité dévoreuse du présent, les œuvres d’hier. Reléguées dans les limbes d’un déni culturel, sans bénéfice d’inventaire, avec l’héritage littéraire de ce qui n’est pas encore du passé. Tout doit être actuel.

On vous parlera donc d’un roman de 1993, dont on aimerait que l’éditeur le reprenne dans sa collection de poche, avec les deux autres volumes du Triptyque des temps perdus, Hypatie ou la fin des dieux et Jérôme ou de la traduction. On a rarement fait de ce côté de la francophonie œuvre aussi forte et puissante.

Le lecteur est transporté à l’époque de la chute de l’Empire romain, le dernier empereur, un adolescent d’à peine quinze ans, Romulus, surnommé par dérision Augustule – le petit Auguste – ayant été déposé par le Germain Odoacre en 476. Mais déjà depuis longtemps, Rome n’était plus dans Rome ; deux augustes, l’un à Ravenne règne sur l’Empire d’Occident, l’autre à Constantinople, sur l’Empire d’Orient. L’Afrique, une bonne partie de l’Espagne et de la Gaule échappent au contrôle de l’Empire, qui ne s’étend plus guère qu’à l’Italie, l’armée romaine se compose pour l’essentiel de mercenaires barbares, le trésor public est vide. Tout se délite, une société meurt.

Témoin impuissant de ce lent passage d’une ère à une autre, Sidoine vit de plus en plus mal ce qu’il n’ose appeler l’effondrement de l’Empire, mais surtout de ce que nous connaissons sous le nom de « culture ». Mais si le lecteur sait ce qu’il advint de l’Empire à la fin du cinquième siècle, les contemporains ne se doutaient pas de la tourmente qui ferait basculer leur monde. Au plus certains redoutent l’irrésistible émergence, puis ascension, des Barbares – ceux qui parlent mal la langue – qui arrachent à Rome territoires et pouvoirs et vendent très cher leur soutien aux nombreux et éphémères empereurs. Mais la plupart se débattent dans un quotidien où survivre est l’enjeu principal. Quel que soit le lieu, ville ou campagne, où il vit, chacun est en danger, l’insécurité est permanente. Comment comprendre cela de nos jours ?
« Certes, l’Empire n’était plus l’Empire, mais il fallait se rendre à l’idée que les jours n’avaient toujours pas cessé d’être toujours les jours. Ceux-ci passèrent comme ils passaient jadis, remplis d’autant de misères que de joies, guère autrement que passeront encore d’autres jours après eux. »
Sidoine, donc, poète, sénateur et dignitaire à Rome, quoique Gaulois, devient évêque de sa ville d’Augustonemetum – Clermont-Ferrand – et fera tout ce qui est en son pouvoir pour sauver et transmettre ce qu’il admire le plus, et qui bientôt ne sera plus, sa chère langue latine et les œuvres, données comme immortelles, de tous ces poètes dont nul ne songe plus à ce soucier. En ce sens, c’est un Ancien plus qu’un Contemporain. De nos jours, peut-être voudrait-il sauver la langue française, et la littérature ? Il n’est pas impossible, en effet, que l’auteur ne fasse pas de son personnage la métaphore du difficile rapport entre la culture, langue comprise, d’ici et celle de l’impériale France...

L’œuvre de Marcel n’est pas, en effet, malgré les apparences, un roman historique. C’est une interrogation contemporaine sur la mort d’une époque et l’impossible deuil pour les contemporains: les personnages sont anciens, mais l’histoire est  toujours une imposture qui sait bien maquiller le mensonge en vérité. Voilà le sujet véritable du roman et de la trilogie. Sa structure : elle renseigne le lecteur tout en le maintenant sur le bord du précipice. Son style : la prose se gonfle sous l’effet du souffle de l’histoire, savante sans aucune préciosité.
« L’avenir efface à jamais dans les choses jusqu’à la virtualité qu’elles fussent seulement un peu autres que ce qu’elles furent. Telle avait été sans doute la respiration de l’univers dans la poitrine de Sidoine. Quant au reste, la vie s’était accommodée de vivre pour lui. Les temps perdus qu’il avait traversés l’avaient en retour emporté bien au delà de lui-même. Et c’est dans une rumeur à peine perceptible à présent que nous entendons tout ce bruit fait pour rien qu’avait répandu l’édifice d’un monde en s’écroulant. »
Rome est éternelle : « Make no mistake...» dit l’empereur. Voilà un roman, « ancien », qui vaut bien des heures perdues devant la télévision en rabâchages de certitudes éphémères.

La page web de Jean MARCEL

Quiconque voudra rafraîchir ses connaissances sur cette bien lointaine époque se procurera le Petit dictionnaire chronologique illustré des empereurs romains, de Mario J. A. BARTOLINI, chez Guérin, et, pour une étude plus détaillée, l’Histoire générale de l’Empire romain de Paul PETIT, chez Points Seuil n°s 35, 36 et 37.

ApostilleVingt-et-un

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