mercredi 20 février 2013

La vraie vie est ailleurs

Jean, FORTON, La vraie vie est ailleurs, Le dilettante, Paris, 2012 (version ePub).

 Tout d'abord, fermer les yeux; attendre quelques instants, quelques minutes, juste assez pour que s'évanouissent les vicissitudes du quotidien; puis les rouvrir sur un monde révolu : si c'est un film, ce serait les Quatre cents coups de Truffaut, ou ce serait une photo de Doisneau.

Les années soixante en noir et blanc, comme dans les premiers temps de la Nouvelle vague. Une ville qui ne peut être que Bordeaux, elle aussi en noir et blanc. Voici où nous mène la machine à voyager dans le temps qu'est le petit roman de Jean Forton. C'était hier -- du moins pour qui est au moins quinquagénaire, pour les autres « je vous parle d'un temps que les moins de... » --, et pourtant déjà autrefois, encore que la littérature -- la bonne, s'entend -- appelle une intemporalité où Quichotte, d'Artagnan, la Bovary et Roquentin se côtoient sans anachronisme aucun. Le jours heureux, pour l'essentiel, où l'enfance devient l'adolescence, ceux même où l'on perçoit l'étroitesse du cadre familial, de l'école, de l'innocence :
« La vraie vie était ailleurs. La vraie vie n’existait qu’au cœur de la nuit, quelque part dans cette ville si bien aménagée pour les plaisirs défendus, avec ses recoins d’ombre, ses cachettes, ses lieux complices. »
Soit, au collège, le petit Augustin Lajus, soit, à peine plus âgé, Juredieu, l'ado qui connaît la vie, la vraie vie, soit, enfin, l'attirance du premier pour le second en raison d'une fascination qui tourne à l'admiration, lequel deviendra son mentor en aventures :
« À cet âge charnière, j’étais encore tourné vers l’enfance, occupé à des jeux puérils, étranger à tout ce qui est la réalité de la vie. Juredieu, lui, avait franchi la frontière. Il débouchait sur un monde adulte, encore lointain, certes, mais chaque jour marquait un progrès dans son approche. »
Et que fait-on, adolescent, sinon les quatre cents coups ? Les nuits folles, les filles qu'on drague, les secrets, les jalousies, les envies, les ivresses... La sortie de l'enfance et la découverte de ce que sont, pour de vrai, le bien et le mal, les fidélités, les trahisons, grandes et petites, la mauvaise conscience...
« Nous étions du même âge et de taille à peu près semblable, mais alors qu’en moi tout évoquait l’enfance, à ma grande honte, mes côtes saillantes et mes jambes fluettes, lui-même avait déjà l’apparence d’un homme, il se rasait, portait un soupçon de moustache et avançait dans la vie avec cette assurance de qui a fait définitivement sa mue. À la fois puissant et souple, on le devinait habile à tous les exercices du corps. Son visage allongé était beau : joues creuses, yeux gris comme embués, cils trop longs. »
Bref, l'âge où l'on apprend -- le jeune Augustin le fera -- qu'il faut choisir, décider, et que, désormais, les choix, les décisions ont des conséquences : on devient responsable.

Roman à la première personne, qui pourrait agacer par un côté un peu convenu, notamment dans sa trame, mais d'une plume toujours agile, et d'une grande finesse psychologique. Surtout quand l'auteur s'émancipe du narrateur, ce qui nous vaut d'intéressants aller-retours entre le passé de la narration et le présent de l'écriture. Et qui nous valent des réflexions, souvent empreintes de mélancolie : « L’imagination chez moi rompait délibérément avec le réel, je ne cherchais pas à embellir ma propre vérité, mais au contraire à lui tourner le dos. » ou encore : « Il y avait en moi une insatisfaction tenace, et que je n’aurais pu seulement formuler. L’ennui était en moi, mais sous sa forme la plus vague, la moins exprimable. Et je ne m’en plaignais jamais. »

 De la bien belle ouvrage, donc. Une bonne introduction à l’œuvre d'un auteur oublié et sans conteste méconnu.



Présentation :
« Ne pas s'y fier, surtout ! Sous son aspect discret d'auteur provincial, marié et père de famille, son apparence lisse de libraire bordelais spécialisé dans les ouvrages de droit, le romancier Jean Forton (1930-1982) tire un plaisir patient, une joie sourde, à nous mener dans des zones d'enlisement, à nous perdre au cœur d'espaces de souffrances rentrées, acide rongeur qui affleure dans certains titres de ces huit romans qu'il publia chez Gallimard entre 1954 et 1966. Quelque chose d'acéré et de morbide mine et lacère le monde de Forton, un mal que l'on retrouve dans ce roman inédit que publie le Dilettante : La vraie vie est ailleurs. La maxime rimbaldienne prend là des allures de credo cynique, d'espoir trahi. Ailleurs, certes, mais où ? Ailleurs qu'autour de la table familiale où soupent à heure fixe les Lajus, dont le fils, Augustin, est le héros narrateur; ailleurs que chez les Juredieu, dont le fils aîné, grand drille bringueur et culbuteur de filles, est l'ami d'Augustin, mauvais ange et corsaire en chambre; ailleurs que chez Bérenger et Cléo, oncle et tante d'Augustin, masques d'un carnaval sinistre, ailleurs que dans les bistrots banals où les deux adolescents racolent et picolent, ailleurs que dans les cinémas mués en baisoirs furtifs, ailleurs que dans les chambrettes d'occasion où se font les initiations amoureuses. Ailleurs que dans cette ville placide que secoue soudain la pétarade en chaîne de bombes artisanales. Sans doute un peu dans cet ancien wagon transformé en utopie garçonnière et dénommé Le Nautilus. Une vraie vie possible, un temps, dans la chambre de Vinca, l'amour-phare d'Augustin. Voici donc La vraie vie est ailleurs, roman d'apprentissage provincial et jeu de massacre sans concession où le désir de révolte s'écrase contre le quotidien, la pesanteur d'être comme moucheron sur la vitre. Alors, "Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud !" (René Char)

Jean Forton est né (en 1930), a vécu et est mort (en 1982) à Bordeaux. Après huit romans tous parus chez Gallimard, il cesse de publier en 1966 mais continue d'écrire. La vraie vie est ailleurs est le second roman inédit publié aux éditions Le Dilettante après L'Enfant roi en 1995. »

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